12-14 juin 2024, Sorbonne Université, Paris
Date limite de soumission des propositions : 1er octobre 2023
« Vice et Vertu » (V&V) est un programme de recherche international pluriannuel issu d’une coopération entre les Universités de la Sorbonne, Caen, Turku/ TIAS, Umeå et Oslo. Le projet V&V vise aussi l’intégration de jeunes chercheurs et de chercheurs en devenir dans les réseaux de recherche nord-européens et francophones par le biais de séminaires, de workshops et de colloques organisés dans les universités partenaires de France et d’Europe du Nord.
« Vice » et « Vertu » sont des termes encore fréquemment utilisés dans des secteurs comme la finance, l’écologie ou les médias, bien qu’ils soient aujourd’hui largement désarticulés de leur ancrage religieux. Pour autant, dans des cultures où, selon la maxime luthérienne, l’humanité a été considérée comme simul justus, simul peccator, mais semper penitens, l’impératif de la vertu et l’ardente tentation du vice ont laissé de profondes traces et des interrogations existentielles particulières, tant à l’échelle individuelle que collective.
Le projet résulte ainsi d’une interrogation simple et se fonde sur une réflexion de nature épistémologique et anthropologique : comment les catégories du vice et de la vertu ont-elles été constituées et racontées dans les sociétés du Nord de l’Europe et comment ont-elles évolué à travers les époques, du Moyen Âge aux sociétés du “secular Age” (Taylor, 2007) ?
Pour jeter un éclairage sur cette vaste interrogation, plusieurs thèmes seront successivement explorés. Le premier volet, prévu pour l’année 2023-2025, a « Boire » pour thématique et donnera lieu à un colloque organisé à Paris du 12 au 14 juin 2024.
Le premier volet du projet V&V, « Boire », questionne l’acte social (ou antisocial) de la consommation de tout type de boissons – alcoolisées ou non -, individuellement ou collectivement. Il vise à interroger les pratiques anciennes et actuelles et d’en explorer les
enjeux normatifs. L’appel à contribution comprend quatre axes mais nous restons ouverts à d’autres apports et thématiques en fonction des propositions qui nous arriveront.
Le premier axe, « Boire et pouvoir », s’intéresse aux liens entre la boisson et l’exercice du pouvoir. Des libations rituelles visant à renforcer les sociabilités guerrières et élitaires dans les grandes halles médiévales (Enright, 1996; Andersen & Pajung, 2014) à la edruelighet (sobriété) affichée et mise en scène des personnalités publiques nordiques aujourd’hui, il s’agit d’étudier l’articulation entre boire et contrat social, statut public, relations de pouvoir et résolutions des conflits. Nous nous intéresserons ainsi aux initiatives politiques venant encadrer la consommation d’alcool, du Moyen Âge à nos jours, que ce soit pour assurer l’ordre et la santé publique, pour réguler les échanges commerciaux, ou dans une démarche morale et spirituelle, les différences persistantes contredisant d’ailleurs l’idée d’un schéma commun à l’échelle de l’Europe du Nord (Moskalewicz et al., 2016).
Nous nous intéresserons également aux mouvements populaires et à la tempérance, qui occupe ici une place importante tant elle questionne les relations de pouvoir et exprime des conflictualités profondes, relatives aux problématiques de classes – en témoigne la forte implication des mouvements ouvriers (Fuglum, 1999) -, de genre – l’engagement des femmes ayant été crucial pour l’adoption de la prohibition (Kaartinen, 2011) -, ou de religion (Harry, 2021). Encore aujourd’hui, la boisson demeure un terrain l’expression des enjeux de domination et de pouvoir, que ce soit en politique, dans la constitution des normativités de genre
(Eriksen, 1999, 2023) ou dans les relations entre les États et les populations. À cet effet, il convient d’accorder une attention particulière au rôle de la boisson dans les relations coloniales et postcoloniales entre pouvoirs et populations autochtones et d’en étudier l’écho dans les récits contemporains, qu’ils soient scientifiques (Sørensen, 1999), identitaires (Olsen, 2009) – par
exemple dans le christianisme læstadien -, ou médiatiques.
En quoi la boisson est-elle représentative d’enjeux de pouvoir ? Que se joue-t-il dans l’acte de boire et comment organise-t-il les relations, les groupes et les espaces ? Qui établit les normativités et par quels biais les discours et les idéologies sont-ils construits et communiqués ?
Comment se sont constituées les politiques du « boire » et quelles traces en discerne-t-on aujourd’hui ? Dit autrement, que signifie « boire » dans les sociétés nordiques selon les époques et comment cela s’articule-t-il aux conceptions du pouvoir et du contrat social ? Ces questions sont des pistes et toute proposition relative à la question du boire et du pouvoir, du Moyen Âge à nos jours, sera considérée.
Le deuxième axe, « Voir flou », aborde les représentations artistiques des boissons et de leurs consommateurs. La mise en scène du rapport entre boisson (alcoolisée ou non) et consommateur traverse les médias et les époques. À l’époque viking, les emblématiques cornes à boire pouvaient par exemple être des instruments d’ostentation de la richesse et de la puissance, mais le déclin apparent de leur usage au XIIe siècle, avec l’implantation du christianisme, semble marquer un changement de regard sur ces objets certainement associés au paganisme et à la luxure par l’Église (Etting, 2013). Dans la littérature contemporaine, le personnage buvant est associé à un jugement moral mais aussi à la subversion des normes, de l’esthétique et du canon, par exemple, David Holm (Körkarlen, Selma Lagerlöf, 1912 ; Victor Sjöström, 1921) ou Alfred Jönsson (Vieras mies tuli taloon, Mika Waltari, 1937; Wilho Ilmari, 1938). De même, l’alcool reste présent en filigrane aussi bien dans les peintures modernes – on pense ici à Symposium (Akseli Gallen-Kallela, 1894) –, que dans un imaginaire culturel propre à cette aire et dans les productions audiovisuelles nordiques actuelles : cet aspect est particulièrement remarquable dans la série norvégienne Exit (Petter Testmann-Koch, 2019), qui
suit quatre requins de la finance ayant un penchant très prononcé pour l’alcool, la drogue, le sexe, etc.. Enfin, la centralité de l’alcool dans Drunk (Thomas Vinterberg, Druk, 2020), Julie en douze chapitres (Joachim Trier, Verdens verste menneske, 2021) ou dans de nombreuses séries pour un public jeune, mais aussi l’omniprésence d’une tasse de café dans quasiment toutes les séries Nordic noir témoignent d’un fait culturel omniprésent qui ne peut être ignoré dès lors que l’on s’intéresse au rôle des arts et de la littérature au sein de sociétés et de cultures.
De plus, il importe aussi de considérer les productions artistiques attenantes à un moment social, où boire est central. Nous pensons entre autres aux répertoires de chants interprétés dans ce contexte, mais aussi, en plus de l’exemple notoire d’In vino veritas de Kierkegaard, à la tradition du discours – avec ses codes stylistiques – lors d’une cérémonie ou d’un dîner.
La représentation artistique et littéraire de la boisson et, plus globalement, l’imaginaire entourant l’acte de boire invite à explorer les espaces nordiques et germaniques dans leur relation à ce dénominateur commun. Cet axe s’intéresse aussi bien à la représentation de la boisson qu’à la production artistique sous les effets de l’alcool, du café ou autres. Il s’agira de mettre en valeur des circulations de représentations, des partages d’imaginaires, ainsi que des inquiétudes socioculturelles communes. Ainsi, quelles sont les représentations artistiques et médiatiques du “boire” ? Comment ces images et ces codes esthétiques circulent-ils et fondent un imaginaire commun ? Que révèlent-ils des interrogations socioculturelles ? Comment participent-ils à la (dé)construction des normes et des idéologies?
Le troisième axe, «La langue au service du boire», est de nature anthropologique et linguistique. Emprunté à la sociologie, devenu une notion centrale des politiques et aménagements linguistiques, le « purisme » est défini comme une idéologie selon laquelle une langue serait pure, car elle aurait préservé son authenticité en réduisant les emprunts lexicaux, morphologiques, syntaxiques et phonétiques (Vikør, 2010). Il est intéressant d’observer que la paire notionnelle « vice » et « vertu » se retrouve sémantiquement en linguistique à travers ce courant qui fait implicitement de la pureté, une vertu de la langue. L’association de valeurs morales et esthétiques à des unités linguistiques qui décrivent l’acte de boire sera donc particulièrement stimulante à analyser.
Une des orientations de cet axe sera d’explorer le lien sémantique et culturel entre pratiques langagières et pratiques sociales liées aux breuvages et boissons, mais aussi l’association de l’acte de boire et de festoyer dans sa dimension collective et individuelle. L’idiomaticité des expressions dans les langues nordiques lorsqu’elles se rapportent à des habitudes quotidiennes élémentaires telles que boire et aux effets physiques et psychiques engendrés (å være beruset /i bakrus, bakfull/ fyllesjuk – klein (dialecte), alkis, dritings (argot) ; sjaber-sjo (argot) ; «full som en alke» litt. «saoul comme un pingouin torda», veisalgia (médecine)) permettent de refléter des habitus sociologiquement ancrés et partagés par une communauté nationale et sociale.
Qualifier ces états physiques et psychologiques (Wiese et al., 2000) représente une perspective d’analyse riche en linguistique car elle met en exergue la fonctionnalité de la langue au service du boire (Hylland, 2021), et la multiplicité des registres textuels (langue médicale, argotique, etc.). Ces registres sémiotiques peuvent ainsi être endogènes avec la création d’un jargon par les consommateurs (Weihe, 2000), et exogènes qui donnent lieu à une récupération médiatique stéréotypante (cf. l’exemple du kebabnorsk, dont la labellisation est issue du lexique alimentaire). L’approche synchronique pourra ainsi éclairer l’utilisation de la langue afin de décrire des actions et des activités liées au «boire», tout en explicitant leur portée sociale (à la fois incluante et excluante). L’approche diachronique dressera une chronologie linguistique à la fois étymologique, anthropologique et culturelle des pratiques.
Une seconde orientation portera sur la dimension normative des discours, leur mise en circulation et leur importance dans la construction des sociétés modernes et contemporaines nordiques. Il s’agira ainsi d’analyser la portée discursive et idéologique de ces registres sémiotiques (Agha, 2007), souvent générés par des groupes dominants pour instaurer des pratiques vertueuses grâce à une langue méliorative, et réprimer des pratiques vicieuses par un champ indexical délictueux, le tout repris et négocié par les groupes minorés. Rejoignant la théorie du “Total Linguistic Fact” (Silverstein, 1979, 2003), le « boire » se comprend à la fois par ses unités linguistiques, l’usage sociolinguistique qu’en font les locuteurs, et l’idéologie générée par cet ensemble. La diversité des supports textuels sera, à cet égard, fortement appréciée afin d’éclairer les mises en mot des pratiques tantôt “healthy” tantôt «dangereuses» selon la description médicale, littéraire, médiatique, publicitaire que l’on en fait.
Le quatrième axe, «Les sens du liquide», s’intéresse aux boissons en tant que telles. Il aura pour objectif de croiser les approches diachroniques et synchroniques pour éclairer les typologies de la boisson. De l’hydromel magique à l’origine de la poésie selon la mythologie nordique aux décoctions à visée thérapeutique, des boissons enivrantes aux plus «saines», il s’agit de comprendre, sur une large période, comment ces typologies se sont constituées et dans quels contextes. Que disent, par exemple, les sources médiévales de la boisson et de ses différentes catégories ? Quelles sources les mentionnent ? Comment des breuvages tels le café ou le chocolat sont-ils perçus de l’époque moderne à nos jours, quelles descriptions en fait-on et quelles pratiques y associe-t-on ? On peut penser ici, par exemple, au chocolat chaud, devenu la boisson par excellence du randonneur norvégien. Cet axe s’intéresse par conséquent aux définitions des types de boissons et aux catégories de sens qui leur sont associées (revigorante/affaiblissante, saine/ malsaine, excitante/apaisante, etc.). On apportera une attention particulière aux mentions et aux représentations de la boisson, alcoolisée ou non, du Moyen Âge à nos jours (par exemple, dans les sagas, la poésie, les articles de journaux, sur les affiches des mouvements de tempérance, les publicités, etc.).
Dans cet axe, nous nous intéresserons aussi aux perceptions que l’on a des effets induits par différents breuvages. Il s’agira d’analyser plus finement les changements de statut en fonction des lieux et des moments pour comprendre les cadres implicites qui président à la consommation de certaines boissons. Nous pourrons ainsi examiner les moments et les espaces qui autorisent la consommation poussée d’alcool et donc l’ivresse, comme les banquets, les rituels de corporations, les célébrations ou autres julebord (buffets de Noël), ou ceux qui ne l’autorisent pas et la réprouvent. Notre attention se portera ainsi sur les codes implicites qui régissent ces moments et sur le rôle parfois rituel et normatif de l’ivresse (russetiden, la saint-Jean, kräftskiva, fêtes ou samedis soirs) quand le vice peut devenir, pour un moment, la vertu d’un soir. En miroir, se posera donc aussi la question de ceux qui n’obéissent pas à l’injonction au «boire» dans les contextes qui l’autorisent – voire l’attendent – et les «effets» que cela entraîne en termes d’inclusion ou d’exclusion au groupe ou à la communauté. Comment les contextes changent-ils la nature du breuvage ? Comment les effets du «boire» sont-ils perçus et décrits et quelles en sont les conséquences ?
Merci d’envoyer une proposition de 300 mots maximum, comprenant un titre et un bref descriptif du sujet et de la problématique à research.viceandvirtue@gmail avant le 1er octobre 2023.
Date limite : 1er octobre 2023.
Les réponses seront communiquées à la fin du mois de novembre 2023.
Contact : research.viceandvirtue@gmail.com.
Comité d’organisation du projet Vice et Vertu : Arne Bugge Amundsen (Universitet i Oslo),
Syrielle Deplanque (Sorbonne Université/ UQAM), Sarah Harchaoui (Sorbonne Université),
Frédérique Harry (Sorbonne Université), Malin Isaksson (Umeå Universitet), Simon
Lebouteiller (Université de Caen), Aymeric Pantet (TIAS, Turun Yliopisto).